Fragments d'hébétude

Comme tous les matins depuis plus de vingt ans , Mademoiselle Koralie Berthine descendait les quatre
vingt dix-sept marches arrondies par l'usure du temps de l'immeuble sis au dix huit Rue des Pénitents
à la périphérie nord du gros bourg de Prantoi-Parelamin.
A sept heures trente précisent , l'écho de ses talons frappant le pavé en cadence parvint jusqu'au
cinq de la Rue des Demoiselles où , au troisième sans ascenseur vivait Jessica Billaud , sirène encore
bien conservée pour son âge et qui chantait la traviata en étendant ses culottes affriolantes ,
sur les fils métalliques de l'étendoir vissé dans l'encadrement de la fenêtre de sa cuisine.
Sur le fourneau de marque Robur une bouilloire en aluminium embouti, blanchie par le tartre, sifflait pour
signaler le début de l'ébullition de l'eau , qui allait servir à la confection du café matinal.
Jessica sifflotait le 'choeur des bohémiennes' , tout en faisant de grands effets de bras pour
battre le mouvement , quand elle reconnut le pas de l'étrange jeune fille qu'elle observait
journellement depuis qu'elle avait emménagé dans ce quartier populaire de la ville.
Renversant la tête au dessus de la rue , depuis la fenêtre de sa chambre à coucher , elle fut
aveuglée par la cascade de ses cheveux bruns entrainés par la pesanteur.Les écartant par le milieu
comme des rideaux , elle aperçut le sommet du crâne de sa chère inconnue dont les roulements d'épaules
singeaient la démarche des ursidés alors que les grands mouvements de bras , rappelaient une sorte de guenon géante en colère.Un véritable agrément à contempler cette oiselle rougit t-elle en son for intérieur.
Dans la rue , Koralie avançait à grands pas de ses sabots de bois qu'elle lançait parfois contre des
cailloux réels ou imaginaires.Elle chantait de sa voix rauque et basse , Ninie peau d'chien d'Aristide
Bruant :
-"A la bastiiillllleeee on l'aimmeeeeu bienn...Ninie peauuuu d'chien innnnnnn..." .
Une brise soudaine s'engouffra dans la rue haute et étroite soulevant quelques grains de poussières
qui firent grimacer Koralie dont le visage s'enfouit dans le col de son long manteau pour protéger
ses yeux fragiles et myopes.Un oiseau bizarre et blessé semblait tomber du ciel , virevoltant sur
lui même avant de s'abattre aux pieds de la jeune fille soulevant un petit nuage gris de particules
infinitésimales. Stoppant brutalement son mouvement vers l'avant , Koralie essaya de distinguer sur le
sol tout près d'elle la nature intrinsèque de l'objet.Mathématiquement parlant on aurait dit un triangle
isocèle de couleur perle rosée garni de dentelle plus claire et finement ajourée.Une culotte en fait ... songea t-elle.Jolie culotte de taille modérée dont j'aimerais bien connaître du derrière la propriètaire s'amusa t-elle à rimailler...Levant les yeux vers le ciel limpide elle rencontra le visage souriant et échevelé
de Jessica rougissante de gêne.
 -C'est à moi murmura celle-ci bien trop bas en détournant le regard.
Koralie mettant la main en cornet près de son oreille lui fit comprendre qu'elle n'avait pas entendu
sa phrase.
Jessica pointant un doigt vers l'étendage puis vers sa poitrine put avec des signes renseigner Koralie
sur l'origine de la présence insolite en ce lieu de l'objet en question.
-Je monte et je vous la ramène ... cria Koralie en ramassant la culotte égarée sur le sol.
La haut , Jessica qui était sans dessus dessous enfila rapidement une robe de ménagère bleue dans un imprimé fleuri de marguerites qui se boutonnait par devant du haut jusqu'au bas.Des bigoudis métalliques qui avaient chauffé sur le fourneau la veille étaient encore fichés dans ses cheveux qu'elle ramena dans le cou en une masse soyeuse par un chignon imprécis.S'observant dans la psyché au tain rouillé par endroit elle se trouva terne et les yeux mornes , creusés par le sommeil en retard...
Montant les marches quatre à quatre de ses grandes jambes de sauterelle Koralie atteignit en quelques
secondes la porte de l'appartement qu'on avait laissé entrebâillé à son usage.Hésitante elle frappa trois coups secs sur le montant en chêne peint dans une couleur bois satinée écaillée par endroits.
Une voix toute proche et chantante répondit aussitôt a son appel sonore.
-Entrez , je suis en train de préparer le café dans la cuisine.
Passant la tête par la porte qui donnait directement dans l'office , Koralie reconnut la propriétaire des cheveux qu'elle avait aperçut par la fenêtre , penchée sur une cafetière en aluminium dans laquelle elle plaçait un morceau de coton hydrophyle en guise de philtre sur lequel elle saupoudrait quatre cuillerées à soupe de café provenant du tiroir de l'ustensile à engrenages qui venait de le moudre.
Tournant son visage souriant vers Koralie elle la pria de s'asseoir devant l'emplacement où une tasse légèrement décolorée avait été installée pour le service du café.
-Bonjour fit Jessica "et encore merci de vous être dérangée".Un peu gauche elle tendit brutalement la main à Koralie en murmurant "Jessica , petite main toute récente des textiles Raymond".La semaine précédente elle était en effet encore tout au bas de l'échelle avec la piétaille des trottins.
Koralie surprise tendit la main qui tenait la culotte qu'elle venait rapporter."Koralie euh" elle posa le tissu sur la table avant de serrer la main douce qu'on lui tendait."J'ai un étal de volaille au marché couvert sous les halles..."
un ange passa ...........